Une journée
merveilleuse
*
Je suis une fille de
douze ans, tout le monde dit que je suis gentille, et je crois que c'est vrai.
En tout cas, j'essaie … Avec mes copines le grand jeu consiste à se prendre pour
des vedettes de la télévision. Comme ça je m'appelle Jenifer, normal puisque je
suis petite, brune et nerveuse, la grande blonde un peu bête est Elodie et ma
voisine aux yeux verts est Nolwenn. On s'amuse bien. Gentiment.
Nous nous retrouvons tous
les jours au pied de mon immeuble et nous allons au collège ensemble, à pied.
Il n'est pas bien loin, avec un quart d'heure de marche normale on y arrive,
sans problème.
Le soir, Nolwenn et moi
attendons Elodie qui a souvent des cours de soutien ou de méthode, elle a des
difficultés, la pauvre, et nous rentrons tranquillement toutes les trois. Nous
en profitons pour flâner un peu, regarder les boutiques, jeter un petit coup
d'œil à la Maison de la Presse, comme ça nous avons des nouvelles de nos
idoles. Ainsi j'ai appris que ma vedette préférée avait eu un enfant. J'espère
que ça ne la changera pas trop. Elle suivra sans doute un régime.
Depuis quelques temps, un
individu attire notre attention. Il s'agit d'un homme âgé, cheveux blancs,
habillé très correctement, qui regarde partout et n'hésite pas à nous
dévisager. Il arbore de longues moustaches poivre et sel. Pour cette raison,
nous l'avons surnommé "Big Moustaches ", car nous apprenons l'anglais
au collège, il faut en profiter. Ce surnom nous permet de vaincre la peur que
son regard nous inspire. Nous avons l'impression qu'il nous déshabille du
regard et nous n'aimons pas du tout ça.
Nous faisons tout pour
l'éviter mais ce n'est pas toujours possible. Dommage. La vie est mal faite. Et
ce n'est pas nous y qui changerons quoi que ce soit .
Nous nous racontons des
histoires terribles, inspirées par les faits divers décrits à la télévision, il
en est le " héros ", ou, plutôt, le monstre de service.
Donc ce matin-là, je me
suis réveillée en retard et quand je suis descendue, mes deux copines étaient
parties. Pas grave, je me dis, je me hâte et parviens au coin de la rue.
" Bien assimiler la perpendicularité
intersectionnelle et en tirer les conséquences en termes de trajectoire "
a dit un jour le professeur de mathématiques
pour décrire une situation semblable. Il cause compliqué avec plaisir. Moi je
dis qu'il faut tourner à droite, plus facile à comprendre.
Seulement voilà : ce
n'est pas tout à fait l'heure habituelle et, au virage en question, je me retrouve
nez à nez avec devinez … Big Moustaches …
J'ai peur. Je tremble. Je
regarde tout autour de moi, pas de passant compatissant pour me venir en aide.
Juste une petite vieille qui ne pourra guère m'aider, elle peine à marcher
aidée d'une canne, elle est à la limite de la survie. Et ce terrible individu
qui, soudain très aimable, me propose un bonbon. Je refuse dignement, comme
maman m'a dit. Toujours personne de valable en vue.
Mécontent Big Moustaches
fronce les sourcils, soupire, me saisit fermement par le bras et m'emmène. Il
est costaud. Je suis paralysée par la peur et me laisse faire, bêtement. Je le
suis, si l'on peut dire. Il me fait monter dans sa voiture, une grosse bagnole
de luxe. Il a du pognon, ce type. Soudain je réalise, je me secoue, j'essaie
d'ouvrir la portière, rien à faire. Il a mis sans doute la sécurité enfants.
Une saleté d'invention ce truc-là. Devrait être interdite.
Il faut que je me sauve.
Je réfléchis. J'enlève mon cartable de mes épaules et je guette. Il faudra que
je profite de la sortie de la bagnole, sinon … Il ne m'a pas endormie, comme
ils disent à la télé, c'est déjà çà. Pas dû prévoir de m'enlever ce matin, il
n'a pas emporté son produit pour endormir. A un arrêt pour feu rouge je frappe
au carreau mais la voiture voisine ne réagit pas, il s'en fout, il ne veut pas
d'histoires, ce con. Un français, sans aucun doute.
Enfin on arrive, chez
lui, je suppose. Il descend et m'ouvre, il me saisit, mais je suis vive comme
un vermouron, je glisse entre ses sales
pattes, je m'échappe ! Et je traverse la rue à toute vitesse, sans regarder
.... Un choc. Puis plus rien.
*
Et c'est comme ça que je
me retrouve à l'hôpital. J'ai très mal à mon côté droit. Une infirmière était
là, à mon réveil. Elle m'a expliqué :
- Tu as été renversée par
une voiture. Les passants ont appelé le SAMU. Tu es arrivée inconsciente ici.
Nous ne savons rien de toi. Nous voulons appeler tes parents, donne nous leur
numéro de téléphone.
Comme je ne réponds pas
elle continue :
- Tu ne dois pas avoir
peur ici : je suis grand-mère et j'ai trois petits-enfants que j'aime bien.
Allez, sois gentille, donne-moi ce numéro.
Je me prépare à lui
donner lorsque, soudain, la porte de ma chambre s'ouvre, un infirmier entre,
une seringue à la main: c'est Big Moustaches! Je hurle :
- C'est lui qui m'a
enlevée ! Protégez-moi !
La grand-mère infirmière
se dresse, toute étonnée, et barre la route à Big Moustaches. Celui-ci, l'œil
mauvais et la mousse aux lèvres, brandit sa terrible seringue. La grand-mère
infirmière hurle
- Non ! C'est à moi qu'on
a donné l'ordre de la tuer ! Pas à toi ! C'est mon tour ! Tu veux me voler ma prime !
Attirées par le bruit, du
couloir viennent en courant deux autres blouses blanches qui contemplent la
scène sans intervenir. Doit être fréquent. Il hurle:
- On peut partager, si tu
veux !
- Non ! J'ai besoin
d'argent et je n'ai pas fait mon quota ! répond la grand-mère infirmière, il
faut que je nourrisse ma famille !
La bataille à coup de seringues
s'engage, indécise et sauvage. La petite table valse, renversée brutalement, je
suis terrorisée. Un pépère bien sapé entre et dit :
-Je vais vous mettre
d'accord ! C'est moi le chef ! Nous n'avons pas été performants lors de la
canicule, il nous faut rattraper le retard pris par rapport aux objectifs !
Donnez moi une seringue, je vais m'occuper d'elle!
Les autres ont beau
protester, rien n'y fait, ce doit être le chef de service et lui aussi veut du
pognon. Mais Big Moustaches trépigne et la grand-mère infirmière se déchaîne,
son petit-fils a faim … La situation est compliquée, compliquée, je ne
comprends rien à tout ça. Finalement, après des palabres épuisantes, ils vont
tirer au sort mon assassin.
Qui me tuera ?
Je me réveille en sueur,
maman est en train de me secouer comme un prunier:
- Maman, j'ai fait un
gros cauchemar.
Elle me regarde avec
tendresse et dit, tout doucement :
- Tu ne regarderas plus
la télévision le soir, ma petite chérie.
J'ai gagné ma journée.
FIN