JOURNAL  D'UN  CRETIN 

 

 

Cela fait deux jours que je tourne et retourne dans ma tête ces pensées noires qui me sont inspirées par mon terrible échec. Je passe des heures dans cette lugubre chambre d'hôtel, regardant le stupide éclairage à éclipses du bistrot d'en face, écoutant sans les entendre les " embarras de Paris " se manifester, vacarmes bruyamment inutiles, censés prouver l'existence d'une activité fébrile, synonyme de productivité et d'accroissement de fortune. La foi qui sauve, le bruit qui cache la connerie ?

Je ne suis qu'un nul, le roi des nuls, l'empereur des nuls, le plus nul parmi les nuls. Je suis seul, abandonné de tous, et le désespoir n'est qu'une rigolade auprès des sentiments qui m'animent. Qu'est-ce que je fous sur terre ? Une erreur de la nature, faite pour ne pas savoir vivre. Mais voilà, je n'ai même pas le courage d'en finir, c'est tout dire .

C'est pourquoi je veux écrire ce petit journal, non pour y cataloguer mes déceptions et mes regrets, tu serais bien trop petit, cahier à vingt sous, mais surtout pour avoir un confident. Tu me comprendras, et de plus, tu me contrarieras pas, toi .

Les opinions émises engageant la seule responsabilité de ceux qui les écoutent, tu ne me feras pas de critiques stériles, j'en suis sûr. Et si tu en fais, elles n'auront pas de conséquences, du moins je l'espère.

Je crains la solitude. J'en ai peur. Même si elle a été mon refuge,  … comment ?

- Explique moi ça , s'il te plait , pas claire ton histoire.

- Bon, oui, je t'obéis, je vais commencer par le début.

Mes parents sont d'origine modeste, très modestes. Ils ont beaucoup travaillé, pas beaucoup gagné d'argent. Ils m'ont eu sur le tard et m'ont gâté, autant que leurs moyens le leur permettaient.

Je les aime bien tous les deux.

Mon père est très adroit et quand j'étais petit, j'étais émerveillé quand il pelait une pomme.

Il arrivait à l'éplucher en obtenant finalement une seule pelure ! Le couteau tournait en même temps que la pomme, c'était génial. Et aussi quand il taillait un crayon. Un régal.

- Bref, pour résumer, pas de problèmes bizarres, tu n'es pas ce qu'on appelle maintenant un  " cas social ", non plus qu'un enfant martyr,  ni le rejeton infâme, mal élevé, d'une famille " défavorisée " vivant dans un quartier sensible …

- Tu vois, je débute gentil et gâté dans la vie. J'espère que ça te plaît ?

Les difficultés ont commencé à l'école. Pas assez costaud pour faire le gardien de la loi des rues, j'ai été obligé de m'y soumettre. Je n'osais pas me plaindre à la maison. J'aurais fait de la peine à ma mère, que j'aimais tant. Et puis j'étais un bon élève, ça ne pardonne pas.

J'ai continué comme ça jusqu'au bacc. Seul, isolé, sans amitié réelle, rien que des camaraderies plus ou moins intéressées.

 Et j'ai compris, petit à petit que les barrières sociales étaient infranchissables. Et ça m'a fait mal.

- Tes parents ne t'avaient pas expliqué cela ?

- Non. Ils étaient trop occupés à me gâter. Ou, plutôt, ils pensaient que j'étais assez intelligent pour le découvrir tout seul. Ils en avaient souffert eux-mêmes et ne voulaient pas risquer de démolir mes ambitions.

Elles se sont effondrées toutes seules.

Le service militaire a remis quelques pendules à l'heure. Sans que ma participation aux " opérations de pacification et de maintien de l'ordre " ait été d'une quelconque importance, le contact avec des individus d'origines sociales diverses m'a fait du bien. J'étais infirmier au Centre d'instruction. Je faisais partie, entre autres,  de l'équipe de vaccination. Un boulot complètement fou.

Lorsqu'une classe arrivait sous les drapeaux, une " incorpo " , comme on disait, on installait le centre de vaccination dans trois salles, pour travailler à la chaîne.

 Première salle, on tamponnait l'omoplate à la teinture d'iode.

Deuxième salle, on plantait l'aiguille dans la peau du mec, en principe dans la zone tamponnée du côté de l'omoplate.

Troisième salle, on raccordait la seringue chargée du précieux vaccin à l'aiguille et on faisait passer le liquide dans le corps du conscrit. 

On tournait bien. Parfois on vaccinait trois cent gus dans la matinée ! Il est arrivé que les responsables n'aient pas prévu assez de vaccin T. A. B. D. T, on a injecté du vaccin contre la typhus à la place. Pas grave. Personne ne s'en est aperçu.

On s'occupait aussi des contrôles " urinoirs ". On faisait pisser quelques nouveaux dans des tubes à essai. Réaction chimique.

Une recrue qui n'avait pas pris sa Nivaquine le soir était repérée ainsi et gagnait deux jours de corvée. Récidive : tenue de campagne.

On faisait de temps en temps des projections de films pour les soldats, surtout en ce qui concerne les maladies vénériennes.

On leur projetait, sur un écran immense, des diapos montrant des sexes horribles, dans un état épouvantable, victimes du chancre mou, par exemple. Les mecs ressortaient dégoûtés. Nous aussi. 

Et les prises de sang … Les bleus étaient conduits en rang par quatre à l'infirmerie et on leur en prélevait 250 cm-cubes chacun. On regorgeait de sang. Mais on ne savait pas encore très bien le conserver. Aussi, une fois la date de validité dépassée, des camions citernes allaient le jeter en Méditerranée, dans un coin tranquille.

Un jour on nous a interdit de le faire : il attirait les requins !  Il en était venu depuis l'Océan Indien, en passant par le canal de Suez. Vrai que les animaux ont des sens et des moyens de communication inconnus. Pas besoin de radio.

Et aussi, les fellouzes avaient raconté que c'était le sang des prisonniers. Nous, on a jamais vu un fellouz, prisonnier ou pas. Alors …

Bref, je me plaisais bien dans ce boulot. Mais deux ans à faire ça, ça suffit, non, il n'était pas question de rempiler, l'armée n'était pas mon truc.

C'est quand je suis revenu en France que j'ai eu mal.

J'adorais mes parents, mais je ne pouvais plus vivre comme ça, dans ma petite chambre, isolé du monde réel. J'avais l'impression de vivre comme au Moyen Age. Il fallait que j'arrive à couper le cordon, à sortir de la couveuse.

Mes parents auraient accepté de me nourrir sans rien faire, du moment que j'étais avec eux. Ma mère était aux petits soins pour moi. J'aurais pu vivre comme ça cinquante ans .

Il fallait partir. Dans leur journal, j'ai repéré une offre de recrutement : une société de mécanographie,  "Moderngraph " cherchait des employés niveau Bacc. J'ai écrit, on m'a répondu en me convoquant pour un test.

Me voilà parti tout heureux à Paris, je trouve une chambre d'hôtel à côté de la Bastille pas cher, je case ma valise et en avant.

Accueilli normalement. Première surprise  : nous étions une vingtaine, alors que je croyais être tout seul. On nous installe dans une salle qui ressemblait à une salle de classe, tableau noir, petites tables individuelles,  etc. …

On nous distribue un texte à compléter, d'une dizaine de pages et on nous dit :

- C'est un test de niveau. Vous avez une heure pour faire ce que vous pouvez.

Bon. Je démarre : c'était très facile. Au départ, une addition sans retenue, petit à petit les questions devenaient plus difficiles.  La dernière était

Que vaut  " exp (2i.p) ? "

Tout le monde sait que ça fait 1. Bref j'ai fait tous les exercices et je suis sûr de ne pas m'être trompé. Donc, logiquement …

L'après-midi, entretien avec un mec, sans doute pour me dire qu'il m'embauchait. J'étais content. Si j'avais pu téléphoner à mes parents, je leur aurais annoncé que j'étais sûr d'être pris.

Je poireaute un moment et on me fait entrer dans un bureau marqué

 " Direction du Personnel ".

Un gros lard, cravate à pois, bras de chemise et cigarillo, un reste de cheveux vaguement rouquins, la figure congestionnée, énormes lunettes d'écaille est assis.

Au mur, un tableau représentant un canasson qui regarde à droite. Un bureau dégagé de tout papelard. Juste une photo, celle du patron, sans doute. Il regarde ma feuille. Je dis bonjour, il ne lève pas la tête. Il dit :

- Vous êtes complètement nul en mathématiques, que voulez-vous qu'on fasse de vous ici ? Je vous le dis tout de suite, les postes de balayeur sont pourvus. Vous pouvez sortir.

Je suis resté pantois. Après un moment, je lui dis :

- Vous êtes sûr que c'est bien ma feuille ?

Le mec lève la tête et me regarde. Rouge comme une tomate bien mûre. Apoplectique. Je croyais qu'il allait exploser :

- Dehors petit merdeux ! C'est toi qui va m'apprendre mon boulot peut-être ? Fous le camp et vite, sinon je te fais vider !

Je réagis à peine, le plus calmement possible :

- Mais monsieur, je ne dis pas de mal, je m'étonne, c'est tout. Je désire vraiment travailler 

Il m'interrompt se lève et serre les poings !

- Fous le camp, dégage, dégage tout de suite ! Sinon je te casse la gueule, sale petit con !

Et je suis sorti. Apparemment, personne ne s'était inquiété des hurlements de cet abruti. La secrétaire de l'entrée m'a fait un sourire, a rayé mon nom de la liste, m'a dit au revoir et tous mes espoirs se sont envolés.

- Pas gaie ton histoire, mec !

- C'est le moins qu'on puisse dire. Je ne peux pas raconter ça à mes parents. Pas possible. Je ne peux pas rentrer chez moi. Ce salaud m'a complètement démoli. Rien dans le crâne. Le vide .

Je n'y comprends rien. Il ne me connaissait pas. Je ne lui ai rien fait, rien dit qui puisse justifier une pareille attitude. Pourquoi tant de hargne ?

Depuis, je traîne dans Paris. J'ai fait quelques économies au service militaire, je vais les bouffer et après … après, je ne sais pas.

C'est pour cela que je t'écris, mon petit cahier, toi qui me rappelles le temps heureux de l'école primaire, où j'étais respecté, tout simplement.

 Les seules années de ma vie où je n'ai pas connu d'injustice. A qui d'autre pourrais-je bien me confier ? Personne ne peut me comprendre.

 Comment fallait-il que je réagisse ? Que je me bagarre    ?

- Allons, va faire un petit tour , au lieu de te jouer tout un cinéma avec cette histoire. Tu verras, il y a pire sur terre. Oublie ce connard.

Ce n'est pas une raison mais tu as raison, mon petit cahier. Toi seul peut m'aider. Il n'y a qu'à toi que je puisse confier quelque chose. La société me dégoûte.

 

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Je suis allé me promener dans Paris. Les grands boulevards, la Madeleine, la Concorde, retour par la rue de Rivoli, et puis tiens, pourquoi pas, les quais de la Seine. Je suis la Seine jusqu'au pont Alexandre III. Il fait nuit. Des patrouilles dans les rues, peur des attentats FLN, sans doute. Ils me contrôlent. Pas de problème. Retour d'Algérie, je blague avec les mecs, des pistonnés qui n'iront pas manger du couscous tous les jours.

Je m'appuie sur le parapet. Plus que pensif. Tout à coup, je sursaute, une jeune fille m'interpelle :

- T'as pas vingt balles ?

Je la regarde. Elle est vraiment mal habillée. Un peu plus petite que moi. Epaisse comme une gamine de quinze ans. Des fringues minables, un chemisier jaune et une jupe noire en velours, des godasses éculées. Elle n'est pas très nette du visage. Pas dû se laver depuis quelques jours. Mais un de ces regards vert lumineux qui vous interpellent. Je ne croyais pas que ça pouvait exister. Elle insiste :

- J'ai faim.

On s'en serait douté. Ses yeux implorent. Un moment d'attente, je la regarde. Une pause. J'hésite.

Au bout d'un moment, elle ajoute, comme si elle était vaincue, épaules qui s"affaissent, regard vers le bitume :

- Je ferai tout ce que vous voudrez.

Elle est comme moi, de la race de ceux qui ont perdu avant de jouer. Alors qu'il est si facile de voler, elle mendie.

J'ai trouvé plus paumé que moi. Fallait le faire. Je réfléchis une petite minute. Je lui réponds :

- Viens avec moi, on va faire un petit tour dans le patelin et on cassera une croûte tous les deux.

Elle me regarde, incrédule, me soupèse de l'œil et dit :

- D'accord.

Elle a vraiment faim, car je ne suis pas une compagnie bien amusante à priori. On s'est baladés dans Paris pendant deux heures, côte à côte, sans se dire un mot, puis je lui ai demandé où elle voulait manger. Elle ne répondait pas, je lui ai proposé les Halles, elle a dit " non pas là !  ".

Finalement on a atterri au buffet de la Gare de Lyon. On a mangé une choucroute.

Je voyais bien qu'elle avait peur que je me tire en lui laissant l'addition, je l'ai rassurée, je lui ai monté mon pognon :

- J'ai quelques sous, mais plus d'espoir.

Elle m'a regardé d'un œil tout neuf.

- Moi, je n'ai rien du tout.

J'ai payé et on a recommencé notre balade, en silence. Rattrapant par les bords de Seine le boulevard Sébastopol, on a coupé à droite, pris le Boulevard des Filles du Calvaire, la République, etc … 

Au bout d'une heure et demie de marche je lui ai proposé :

- J'ai une chambre d'hôtel pour la nuit. Si tu veux, je peux te loger.

Elle m'a regardé bizarre. Baissé la tête. Soupiré. Et dit oui. Dans un souffle. Elle devait penser à la descente aux Enfers.

On est revenu sur la Bastille. L'hôtel. Il n'y avait pas de gardien de nuit, on est montés à la chambre.

Je me suis déshabillé pendant qu'elle se lavait.

Je me suis couché et elle est venue me rejoindre. Elle était en combinaison. J'ai essayé d'y toucher, elle s'est pelotonnée. Je n'ai pas voulu insister.

Et soudain elle s'est pratiquement jetée sur moi, en pleurant, en me griffant, me donnant des coups de poing. J'étais embêté. 

- Je ne veux pas te faire de mal, je lui ai dit, je ne ferai que ce que tu veux vraiment, je ne veux pas te prendre de force, je ne suis pas un sauvage.

Alors les sanglots sont devenus encore plus forts, encore plus terribles. Elle s'est enroulée sur moi, comme un reptile, j'ai entouré son cou avec mon bras et je lui ai dit :

- Calme-toi, calme-toi ! N'aie pas peur !

Elle était en crise de nerfs. Elle me labourait l'épaule gauche avec ses ongles. C'était fou. Elle n'arrêtait pas de pleurer. Je sentais ses cheveux encore trempés. Je me demande si elle n'a pas essayé de me mordre. Elle me tapait dessus c'était nerveux, impressionnant. .

Elle a mis un sacré bout de temps pour se calmer. J'étais honteux d'avoir fait pleurer cette fille .

Elle était maigre et quand je déplaçais ma main sur son dos je sentais ses omoplates, et un peu plus bas son cœur battre. Trop vite. Le cœur c'est la vie. Pas l'épuiser inutilement.

Elle s'est apaisée tout simplement, la femme enfant petite boule d'énergie s'est effondrée, à plat, comme une batterie en hiver rude, qui n'arrive plus à faire démarrer la bagnole, saloperie. On est restés un bon moment dans les bras l'un de l'autre, comme ça, sans bouger. J'avais la poitrine trempée par ses larmes. Dehors, toujours le même boucan. Tous ces cons qui vivaient normalement.

Alors, pour lui remonter le moral , je lui ai raconté mon histoire. Elle a cessé de pleurer. Une bonne chose.

Ensuite, elle m'a raconté la sienne. Pas triste non plus. On a cherché des solutions.

On a réfléchi. Un bon bout de temps. Et on a décidé de tenter l'aventure ensemble. Dur, dur. Mais on a rien à perdre. Puisqu'on a rien. Mais je lui ai révélé que je descendais d'Arsène Lupin. Un sacré atout. Elle a ri. Enfin. Une victoire pour moi. Un tournant pour nous deux.

Elle s'est détendue un peu. Elle s'appelle Anne-Marie. Je la trouve chouette. Quand elle me regarde, et qu'elle sourit un peu, ça arrive, je suis tout chose.

Le matin, on …

- Dis-moi, tu oublies un petit détail :et la nuit ? Comment ça s'est passé ?

Je garde ça pour moi. Ça ne regarde personne, ou plutôt que nous deux ! Tu n'en sauras rien,  pas plus que les autres ! 

-Allons, raconte-moi …

-     Jamais  ! Si tu insistes, je te déchire  !

-     Pas gentil ça.

C'est drôle l'amour. Je n'y croyais pas, j'étais dans la merde totale, absolue, sans la moindre lueur et voilà, ça me tombe dessus.

Tu vois, petit cahier, tout d'un coup, le désespoir a disparu. Elle me donnera la force de me battre contre tous ces connards qui nous dirigent. De leur prouver qu'ils ont tort de me mépriser. D'arriver à quelque chose malgré leur arrogance.

Elle m'a expliqué, pas bête :

- L'abruti de chef auquel tu as eu affaire a simplement peur que, grâce à tes études, tu finisses par lui piquer la place. Il préfère embaucher le plus mauvais, un crétin qui ne lui fera pas d'ombre. Et c'est comme ça partout. Toujours été comme ça et ça sera toujours comme ça. Partout.

Elle a raison. Mais l'abruti en question aurait pu le faire plus poliment. Maintenant au prochain test, je m'arrangerai pour faire des trucs faux, comme ça ils pourront m'embaucher en toute confiance, ces salauds. Ils veulent des crétins, ils les auront. Je peux arriver à être aussi con que les autres, c'est sûr. Un challenge pas trop dur. Vive la France et les pommes de terre frites ! 

On a continué à étudier la situation. Elle est intelligente, pas de la flemme, et moi non plus.

Et, au petit matin, on a décidé de tenter l'aventure ensemble. Sans personne. On s'en sortira tout seuls de la mouise ! Et on les emmerdera tous, tous !

On construira patiemment notre petite vie. D'abord, quitter le coin, trouver du boulot. Je dois y arriver.