Lundi    matin  .

 

Clotilde et Biribi le cabot servent d'escorte à Louis qui va porter sa carte postale à la boîte. Elle représente la rue principale de Fleury photographiée de la Bellevue, avec ses deux rangées d'arbres bien alignés. Au fond, l'église pas vraiment ancienne, 1850 quand même . Il faut d'abord, en priorité, acheter un timbre, sinon elle ne risque pas de partir et, donc, encore moins d'arriver. L'équipe s'arrête au bistrot qui fait aussi tabac, on y vend quelques journaux, un peu d'épicerie. Louis entre, les deux autres attendent dehors.

La salle est pleine. Attablés par groupes, des paysans discutent devant des bolées de cidre, quelques poivrots dégustent des demi-cinquièmes de calva ou de Fil en Six, ou encore des chopines de pinard. A une table, trois mecs plus cossus, un chevillard, un maquignon et un boucher sans doute, faciès rubicond, faconde joviale, se tapent un petit casse-croûte reconstituant : tripes, cidre, camembert, calva, ils ont le rire grasseyant des nouveaux riches, l'assurance des parvenus, ils ont fait fortune le monde leur appartient. Ils pètent la santé. Dans un coin, un ancien est installé, qui chique, le regard dans le vide, sa béquille à portée de main. L'arrivée d'un gamin inconnu suscite un intérêt considérable dans le boui-boui, pas souvent qu'on voit du nouveau. Le patron qui trône au bar, c'est lui qui vend le tabac, le regarde comme si un échantillon de la faune d'une autre planète débarquait dans sa carrée. Très poli, Louis entame la conversation:

- Bonjour, Monsieur, je voudrais un timbre, s'il vous plaît.

Le chef prend l'affaire de haut et écoute d'abord la conversation de deux glandus du fond, Bicot et le Polak, sans aucun intérêt, mais c'est pour bien montrer que s'il lui vend un timbre, c'est un service qu'il lui rend, on ne le commande pas , lui, faudra dire merci.

Il n'est pas obligé de le rendre ce service, et si ce gamin n'est pas heureux il n'a qu'à aller se faire voir ailleurs, on lui a pas demandé de venir, la poste ça existe. Puis il saisit avec mépris la pièce de cent sous qui est tendue, et daigne, dans un élan d'enthousiasme, lui faire parvenir l'objet de sa demande. Ce gamin a l'air d'un minable, sans doute un gamin de l'Assistance, un champi, on peut se payer sa tête. Il ne lui jette pas la monnaie mais imprime à la piécette un vigoureux mouvement de rotation dans une escarcelle publicitaire " Jamais d'eau sans Pernod ". Il veut sans doute vérifier le théorème du moment cinétique, une crise de recherche expérimentale. Dans un élan de curiosité malsaine, il veut faire rire la chambrée pour pas cher, il lui pose la question:

- Qu'est-ce que tu fous par ici toi gamin? Tu t'es perdu ou quoi?

- Je suis en vacances chez monsieur Mézienne, répond Louis

Un immense éclat de rire explose, inattendu mais la salle est heureuse, enfin du croustillant à souhait, ça va améliorer cette putain de vie quotidienne. On va se marrer.

- Il est chez Tricouillu! hurle Canasse, le cordonnier, soudain joyeux. Sa morosité naturelle fait place à un bonheur sans mélange.

- Raconte, Mistoupon, demande le patron au béquillard, raconte!

- Je veux bien mais il me faut un demi cinquième de rhum d'abord, répond l'homme à la jambe de bois.

Il a été gravement blessé à la jambe, à la guerre et à l'improviste. On a fini par lui enlever le membre inférieur concerné. Sa béquille lui sert maintenant de décoration, de carte de visite. Il passe sa vie au bistrot attendant qu'on lui paye un coup à boire. 

- J' te l'paye, dit le maquignon soudain généreux, allez l'père, raconte.

Une fois servi, Mistoupon se rince la dalle un minimum, juste de quoi s'éclaircir la voix, et se lance:

- C'était en décembre 1906, ça remonte loin les gars. On passait le Conseil de Révision à la mairie du chef-lieu de canton, donc à Fleury. Il gelait à pierre fendre. La salle du Conseil était remplie avec les maires des communes et le conseiller général.

On passait tout nu chacun notre tour devant eux, et la seule question que le Président de séance posait c'était " peux-tu décalotter ?" on disait " oui " après on nous déclarait " Bon pour les filles " on pouvait se rhabiller et on partait picoler. En attendant notre tour on était tous à poil dans la salle d'attente qui était chauffée. On s'était groupés autour du poêle pour faire des concours et c'est là qu'on s'est aperçu de ce que ça voulait dire vraiment l'expression " inégalités sociales ", car là, les gars, elles sont apparues dans toute leur beauté, elles nous ont sauté aux yeux.

- Viens-en aux faits, harcèle Canasse

- Aristide devait être pistonné par le Bon Dieu, puisqu'il en avait trois, alors que nous on a que deux, comme le curé d'Evreux!

Toute la salle se tord de rire, le maquignon proclame:

- Donne lui un autre godet! Il a bien mérité de la patrie! La suite!

Mistoupon, ainsi encouragé, continue:

- Il en a eu du succès avec ça! On n'a pas pu savoir si son père était pareil. Mais Alcide n'en a que deux, lui, ça c'est sûr. Les filles disaient que Tricouillu était infatigable, ça nous a fait bien du tort en ce temps-là. Il disait en ricanant qu'il voulait faire un mariage d'amour avec une fille riche, comme tout le monde rêve de le faire, mais il a été obligé d'épouser une pauvre fille qu'il avait mise enceinte et qui est morte en couches. Pas d'héritage! Bien fait pour sa gueule! Il racontait toujours la même histoire : j'ai un petit frère, il n'a qu'un œil, il ne rigole jamais, mieux : j'aime bien quand il pleure. Ha ! Ha ! Ha !

Tout les piliers du bistrot se bidonnent rien que d'imaginer la situation, il n'y a que Louis qui devient rouge comme une tomate son coup de soleil s'est aggravé, une allergie à l'humour campagnard ? Mistoupon repart:

- Il n'y a pas si longtemps, pendant la deuxième guerre ...

Louis ne veux plus rien entendre, il prend sa monnaie, se sauve. Il ne remettra pas les pieds dans ce bistrot. Clotilde le vois revenir tout émotionné, il raconte les larmes aux yeux, elle lui explique :

- Les habitants du bourg qui ont du pognon, les bouraquins comme on les appelle, méprisent les ouvriers agricoles, les journaliers, comme nous. Partout les riches méprisent les pauvres. C'est la vie. Et ça sera toujours comme ça.

Bredine ? A voir ...

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