Angelique                             

   Le  Mariage et sa suite  . . . .

Un peu plus tard, Landier laisse les vieux et le boucher s'occuper des gamines et va retrouver la vieille Angélique. Pas loin, juste en descendant. Pas besoin de frapper à la porte, elle l'attendait, guettait son arrivée.

L'autre jour, elle avait un chignon sous son mouchoir. Aujourd'hui, elle a disposé ses cheveux, plus sel que poivre, en une superbe queue de cheval, un mètre de long au moins. Bien tirés vers l'arrière, tenus par un genre de cordon de sonnette ils dégagent un front divisé en deux parties : basse quasiment noire à cause du soleil et haute d'une blancheur inattendue. Comme un genre de masque.

Une blouse grise, des pantoufles. Elle devait être une belle fille quand elle était jeune. L'allure vieille femme miséreuse de la gardienne des chèvres a disparu. C'est une maîtresse femme, aux yeux perçants, dominateurs.

Une petite pièce qui sert à tout : cuisine, salle, chambre, une porte sur le côté, sans doute pour le laitage.

Elle ferme le barreau, laisse la porte ouverte sur la rue. Les sabots attendent dehors, patiemment, ils se reposent de la journée. Il faut prendre des forces pour demain.

Poutres apparentes, cheminée garnie d'un poêle à bois. Des meubles en noyer, table ronde, coffre, buffet, lit avec un gros édredon, rouge évidemment, quatre chaises paillées. Une petite pendule, un crucifix, le calendrier des postes. Un cadre à photo avec une fleur séchée à l'intérieur. Le fameux carrelage hexagonal.

Tout est propre, avec des napperons partout. La table est mise, sobrement, pas de vaisselle luxueuse, des verres à base hexagonale, en France tout doit être hexagonal, une carafe avec l'eau du puits, bien claire.

Elle lui a préparé un tout petit repas : soupe aux légumes assez épaisse et nutritive, goût mystérieux, un bout de jambon, évidemment du fromage de chèvre dur, bien dur, du vrai, et des fruits. Entre deux ils discutent. Il en vient à dire que Josiane est très gentille, que sans son aide il se serait planté, aurait été ridicule. Elle sourit :

- Je la connais bien. Voulez-vous que je vous la raconte  ?

Landier est évidemment d'accord, tout ouïe.

Elle démarre :

- Je vais reprendre de loin dans le temps. dit-elle. En 1939, au mois de juillet.

 

CHAPITRE  NEUF  :

                                   UNE   VIE

 

C'était vraiment un beau mariage. On avait tout fait dans les règles de l'art. Josiane, la mariée, était belle, dans sa robe blanche tout en dentelle. Un visage qui attirait la sympathie, un peu rond, les yeux bleus souriants, les lèvres en cœur, légèrement fardée pour l'occasion, par principe plus que par nécessité, puisque gamine on l'appelait Tit'pom, un surnom pas méchant qui lui allait bien, au fond c'était la réussite de la gentillesse, une rareté dans notre univers.

De taille moyenne, le diadème garni de fausses perles qui faisait fonction de couronne bien installé sur ses cheveux châtain clair la grandissait un peu, lui donnait un peu plus de prestige, normal elle était la petite reine de la journée.

Une fille de vingt ans sérieuse, courageuse. Elle avait eu bien du mal mais elle avait gagné, pris sa revanche sur l'adversité, la maladie, six mois de sana pour une primo. Elle respirait le bonheur, la vraie vie allait enfin commencer, une étape décisive avait été franchie, une construction allait commencer. Pour elle le jour était important.

Un mariage, contrairement à ce qu'on pense, ce n'est pas une " fête de famille " comme un baptême ou une communion, c'est la rencontre de deux familles qui se connaissent plus ou moins, qui doivent profiter de cette occasion pour essayer de fraterniser, voire même d'enterrer, grâce aux festivités, de vieilles rancunes, de non moins vieilles jalousies aux origines peu claires, au moins provisoirement.

Il y a, certes, le côté joyeux, mais il convient aussi de montrer que l'on vaut bien ceux d'en face. Il faut aussi poser les choses, évaluer les biens, éplucher les situations, les constitutions plus ou moins solides, les promesses, etc. … un bon géniteur, une bonne pondeuse.

Il ne faut pas qu'un côté domine trop visiblement. Il faut bien mettre au point l'association. Les héritages étaient nuls mais on avait quand même fait un contrat de mariage, par principe, comme les riches, après tout pourquoi pas ? 

Le marié était content, lui aussi. Il avait deux ans de plus que sa future toute proche mais c'était encore un gamin, tout rosé tout frais.

 Bien habillé, bien coiffé, cravate grise de rigueur, il affectait d'être bien à l'aise, mais on le sentait tendu. François Chamaillard avait déjà assisté à des cérémonies semblables et en connaissait les dangers.

Le père de Josiane, André Rapin, travaillait aux selles de vélo à Pont Saint Pierre, celui de François au chemin de fer à Pacy. Des ouvriers pas bien riches, qui avaient tout fait pour que leurs enfants y arrivent. Et les enfants ne les avaient pas déçus. Instituteurs tous les deux, ils avaient gagné le respect des voisins, mieux que rien même si ça rapporte pas grand chose.

Pour organiser les fêtes, on fait généralement appel à une spécialiste, pas une simple cuisinière mais une femme qui connaît bien les habitudes de la région et qui sait les adapter aux familles.

J'ai commencé à travailler à onze ans comme gardeuse d'oies et, depuis, je n'ai jamais arrêté. Fille de ferme ensuite, je me suis mariée pour sortir de l'esclavage, mais mon époux a été tué pendant la guerre de 14.

Pas une grosse perte. Un abruti. Je n'ai pas cherché d'autre homme, une mauvaise expérience m'a suffi.

Je connais bien le pays. J'ai appris à tout faire, même ce que les autres femmes refusent : par exemple nettoyer les morts pour les préparer à la mise en bière, j'ai même fait des accouchements, des anges aussi quelquefois, pour rendre service à de pauvres gamines.

Fini maintenant. On a fait appel à moi pour ce mariage, j'ai accepté. J'étais capable de faire le pont entre ces deux familles, de contenter tout le monde.

Je ne me suis pas occupée du mariage religieux, ni de la mairie. Simplement du repas. Déjà pas mal.

Une sacrée responsabilité. J'avais fait un plan de table qui croisait bien les deux familles. Il faut. J'avais mis les durs à côté les uns des autres, les goinfres pareil, etc. …

Au début, un verre de Monbazillac. Un vin sucré c'est obligatoire pour un mariage. Le sucre prouve la richesse, appelle la richesse, la virilité, la fertilité. On avait appelé ça

" Sourire des époux "

Il faut trouver des étiquettes amusantes pour les plats, c'est la tradition, le marié m'a bien aidée.

Ensuite, on avait trouvé

" Ravigotons nous ",

 du bœuf sauce ravigote, une sauce avec huile, vinaigre et du jaune d'œuf.

C'est le moment que j'ai choisi pour lancer " le grand défi " entre les deux goinfres , un par famille.

Un oncle de Josiane, Colas, un grand maigre jamais rassasié qui doit avoir le ver solitaire, et un énorme au ventre dilaté, le père Genty pour le clan du marié.

J'avais préparé les deux mixtures de base, la première c'était du vin mélangé avec des cendres de cigarettes, la deuxième le même vin avec des raclures d'ongles. Après tirage au sort, ils ont bu sans savoir. Qui résistera le plus longtemps  ?

Le plat suivant :

" Elle ne mentira plus "

c'était évidemment de la langue sauce piquante, bien réussie, une belle sauce orange. Tout le monde m'a félicitée. Après ça une truite à la crème désignée

" L'Andelle ne la verra plus "

pas besoin de traduire. Ensuite c'était, je m'en souviens

Le trou normand, une sérieuse rasade de calva quinze ans d'âge dont le nom avait  fait l'objet de discussions sans fin. Le farceur de Gaston voulait "Un coup pour la mariée" le marié était farouchement contre, avec raison, il voulait qu'on respecte sa chérie. Finalement on a choisi

"Serment d'amour "

un classique toujours efficace.

" Festival de Rôts ".

Astucieux. J"avais réuni des tranches de rôtis de veau, de bœuf et de porc. Avec les légumes

" La musique adoucit les mœurs "

Des haricots panachés, évidemment.

Suivaient " le Régal des limaces ", la laitue, on avait préféré ça à "bon comme la romaine "

" Suivez-moi jeune homme " pour le fromage, préféré à " brise embaumée " trop utilisé et pour finir,

 "Iceberg en dérive " pour les îles flottantes, le dessert.

Les deux goinfres tenaient toujours le coup. Ils ont commencé à flancher avec " le petit noir et sa suite " mieux que "au jus là-dedans " trop militaire.

Un beau repas. Une fois que les deux fous ont vomi tripes et boyaux a commencé " le grand Défi ": l'un devait avaler douze œufs durs et l'autre manger un pain de quatre livres. Sans boire, évidemment. Après tirage au sort, encore une fois. Finalement aucun des deux n'est parvenu au bout. C'était prévisible. J'ai souvent arbitré cette compétition, je n'ai jamais connu de vainqueur. Elle est symbolique : à l'impossible nul n'est tenu, et aussi : les autres sont aussi cons que nous, on va bien ensemble.

Ensuite la jarretière, les chansons, les danses, impeccable. On a traîné, recommencé le soir, avec les restes.

Tard dans la soirée, les mariés se sont sauvés. J'ai décoré le pot de chambre avec du chocolat, disposé une banane elle aussi recouverte de chocolat et le grand fou de Camille a versé une bouteille de cidre dedans, un peu de calva en prime.

Très réussi comme vase nocturne. Dans le pot de chambre, ce qui compte c'est ce qui est à l'intérieur, comme dans la vie.

La chasse aux mariés a commencé. La famille de la mariée avait facilité la fuite, celle du marié était en chasse, symbolique aussi. Ils ont fini par les trouver.

Simulacre de bagarre pour entrer dans la chambre, la porte en a pris un coup, le lit viré, ça finit la noce. Ils ont dégusté le pot de chambre en rigolant.

Tout s'est bien passé comme prévu. Vraiment un beau mariage.

 Les familles avaient bien fait connaissance, comme prévu, pas de gagnant ni de perdant, de supérieur ni d'inférieur, donc pas de rancunes à venir à cause de ça. On en fait plus des comme ça de mariages. Dommage. Ils auraient dû être heureux après un mariage pareil.

Nommés tous les deux à Quièvreville, ils ont attendu pour bien s'installer d'avoir touché le pécule en septembre. Comme j'habitais ici, je leur servais de bonne, pour pas cher, la nourriture c'est tout. La pension de veuve de guerre de mon con de mari me suffisait.

Je leur donnais quelques conseils, connaissant bien le village. Ils ont eu l'inspection en début novembre, après ils ont été titularisés en janvier, tranquilles.

Pour le boulot s'entend, car ça grondait dans le monde, encore les allemands, et François qui n'avait pas effectué le service militaire ! J'entendais Josiane dire de temps en temps "Qu'est-ce qu'on va devenir ?"

Elle a toujours été anxieuse. Mais il y avait de quoi, faut l'admettre. Surtout qu'il est parti en janvier 40 ! Elle ne vivait plus. Il n'a pas voulu faire le peloton, il savait que les instits fournissent les cadres de l'armée et ne voulait pas être responsable d'une section.

 Il a eu quelques permissions. Se plaisait pas. La séparation était de plus en plus difficile à vivre. La drôle de guerre aussi.

 Elle a fini l'année scolaire toute seule avec les deux classes réunies. plus de 40 élèves ! Ils ne pipaient pas, elle savait les tenir et aussi les intéresser.

Ben du courage, c'te gamine. De temps en temps , il venait faire un tour au pays. Je l'aimais bien Josiane. Je suis restée avec.

 Elle est tombée enceinte en avril. Malade, malade, des vomissements, des malaises. L'angoisse n'arrangeait rien, elle avait peur de pas le garder, le petit de son bonhomme !  

Et puis, en juin, on a été prises de trouille. On nous disait que les allemands arrivaient, on voyait jusque dans des petits patelins des files de réfugiés terrorisés. La " Grande Peur ", comme au Moyen Age, disait Josiane.

Ils ont commencé à bombarder par chez nous le 8 juin, une bombe est tombée sur Quièvreville ! Un village où il n'y avait aucun militaire, ni rien pour faire la guerre ! Tout basculait dans la folie!

Il fallait partir, elle voulait protéger le gamin qu'elle avait dans le ventre, elle se doutait pas que ça serait tout ce qui lui resterait de son homme. Et pas de nouvelles de François. On s'est jetées sur la route le 9, direction Evreux.

On a rattrapé les convois vers Amfreville. La terreur. Ils nous canardaient, bombes et mitraillage. Une panique incroyable. On arrive à Evreux, en flammes. On dort toutes les deux dans une cave, bien serrées tellement on avait peur. Et on a continué. Chartres, en camion.

 On a couché un peu plus loin dans un petit château abandonné par ses occupants habituels.

A Orléans on nous a déviés vers Gien. La c'était l'horreur. Des morts en pagaïe, même des enfants, c'était dû au bombardement du château musée de la Chasse.

Tous ceux là n'auront jamais de monument à leur gloire. La honte de la France aura droit à une ligne dans un traité d'histoire de haut niveau. Pas assez glorieux pour être reconnus, ils n'ont rien fait pour être populaires, pas des guerriers. De toute façon, ça ne changerait rien. On a fini par traverser la Loire à Briare et atterrir à côté de Vailly.

On a vécu chez des paysans. Dans la grange. On était une quinzaine à dormir dans la paille. La fermière nous donnait des petits travaux à exécuter et un peu à manger. On risquait pas de grossir.

Chez ces gens-là il y avait d'abord eux autres, ensuite les bêtes, et nous pour finir. Quand elle a eu besoin du lait pour les veaux, c'était fini pour nous. Raouste ! On a passé notre temps à essayer d'avoir des tickets, des aides à Aubigny. Parfois, on avait des bricoles.

Et aussi une carte de François, fait prisonnier tout au début de l'offensive allemande et transféré en Bavière. On est revenues fin juillet, fatiguées. Et la vie a repris.

La gamine est née début décembre. Vraiment pas grosse. On l'a appelée Viviane, un peu de sa mère et un peu plus de vie, on espérait. La guerre s'est passée, on a appris que François était mort en captivité. Pas de détails. Elle était catastrophée, elle a pleuré, pleuré. J'avais peur qu'elle fasse des bêtises.

Et puis ça s'est tassé. La petite, toujours malade, nous occupait beaucoup. Son travail d'instit aussi.

Mais voilà, il y a six ans, une crise : elle avait besoin d'un homme ! Tout le monde s'en est aperçu. C'était physique, ça arrive parfois chez les femmes, ça ne se discute pas.

Et l'Emile Dardenne a fait sa cour, aidant à quelques bricoles, faisant semblant de sourire, apportant trois fleurs dans un vase cassé.

Je lui disais qu'il fallait pas y croire, c'est un crétin, non, elle en a fait qu'à sa tête. Elle le voulait. Elle l'a eu. Elle a gagné sa journée, c'est le cas de le dire. Un fou.

Cette fois-ci la noce a été réduite au minimum. On devait être dix en tout. Ils ont fait la nuit de noces dans le logement de l'école. Terrible. On entendait des insultes, des cris, des cris … La gamine était terrorisée.

Josiane n'a pas mis longtemps à comprendre qu'il était fou. Il lui tapait dessus, et, en fait, la violait tous les soirs. Il m'a jetée dehors, à la rue, il avait senti que je le détestais. Elle a vécu l'enfer. Mais elle ne voulait pas s'en aller, par peur et aussi pour la petite.

La santé de Viviane ne s'améliorait pas. Elle dépérissait, si c'est possible. Tous les médecins du coin ont été consultés. Jusqu'à Rouen, Paris. Maladie due à l'hérédité, qu'ils ont dit, pas de traitement, elle est condamnée à plus ou moins brève échéance.

Un jour, Josiane en a eu assez de servir de victime au fameux Dédenne et est venue me voir pour demander secours. J'ai réfléchi. Le soir, il a l'habitude de boire une tisane. Plutôt que d'y mettre du bromure, trop de goût, on a ajouté dedans du Veriane Buriat. C'est un genre de somnifère.

On a appelé ça son " roupillon ". Juste à régler progressivement la dose pour qu'il en devienne esclave. Depuis il s'endort sitôt couché, et quand il se réveille, il est temps pour lui d'aller travailler. Le tout c'est qu'il ne voie pas faire. Il est cantonnier et a perdu un peu le sens du temps, de l'heure, vaguement malade aussi.

 Tant pis pour lui, tant mieux pour elle. Il vient manger comme ça, quand ça lui prend, sa table est toujours mise, celle de Viviane aussi, comme si elle pouvait revenir un jour manger en bas.

- Le toubib vient pour la gamine  ?  demande Landier.

- Oui. Tous les soirs. C'est bientôt la fin, répond-elle en baissant la tête.

Josiane veux pas qu'elle meure dans un hôpital, elle voudrait la garder jusqu'au bout. Elle n'a qu'elle sur terre. Mais c'est vraiment dur. Entre la gamine mourante et son salaud de bonhomme, elle a bien du mal, la pauvre. Heureusement que vous êtes arrivé, vous lui changez un peu les idées … elle bavarde, ça la distrait au fond vous êtes son petit rayon de soleil.

Flatté, gêné, rayon de soleil ou pas, il fait comme s'il n'avait pas entendu le compliment. Pas en rajouter des doses trop importantes quand même.

- Je ne savais rien, personne ne m'a rien dit. Si j'avais deviné, je ne l'aurais pas embêtée.

- Continuez comme ça, au contraire, elle a bien besoin de vous. Elle vous aime bien.

Pas tout à fait ce qu'il espérait ? Elles ont dû garder le contact, pour qu'elle sache tout ça. C'est sans doute elle, Angélique, qui se balade la nuit.

- Je voulais vous remercier pour l'autre jour. On était presque perdus.

- Je veille sur vous, répond-elle, souriant d'un œil astucieux, vous vous en tirerez. N'ayez pas peur.

Quelques banalités plus tard, il prend congé et rentre roupiller. Veriane Buriat inutile. Demain, pas d'école. Il a l'impression de bosser depuis un temps infini. Va falloir se reposer un peu.

 

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